Pour estimer la valeur locative définie par le statut des baux commerciaux, il faut tenir compte des charges pesant contractuellement sur le locataire. L’article R.145-8 du Code de commerce dispose que « les obligations incombant normalement au bailleur dont celui-ci se serait déchargé sur le locataire sans contrepartie constituent un facteur de diminution de la valeur locative ». Le texte ajoute : « Il en est de même des obligations imposées au locataire au-delà de celles qui découlent de la loi ou des usages ».
Or, dans un certain nombre de baux, notamment dans les baux de centres commerciaux, le bailleur transfère à son locataire la totalité des charges, taxes, obligations et travaux divers. On aboutit à un loyer « net de charges et de taxes ». Ces baux sont généralement des contrats d’adhésion, dont les clauses ne sont pas discutables (1) mais, s’ils ne reflètent en réalité la volonté que d’une seule des parties, ils restent licites. Le statut des baux commerciaux est seulement partiellement d’ordre public et le sort des charges, des taxes, des travaux relève exclusivement de la convention des parties. La convention des parties ne peut pas être modifiée par le juge.
Notamment, en fin de bail, le renouvellement intervient aux clauses et condition du bail expiré. Aux termes d’une jurisprudence constante, aucune juridiction n’a le pouvoir de modifier les clauses, mêmes accessoires, du bail à renouveler, sauf le pouvoir reconnu au juge en matière de fixation de prix (2). Ainsi, si le locataire paye l’impôt foncier, il continuera à payer l’impôt foncier dans le cadre du renouvellement de son bail. S’il a la charge des gros travaux définis à l’article 606 du Code civil, il continuera à les supporter, dans le cadre du renouvellement. La convention des parties n’est pas modifiée. Dans une étude récente, notre confrère Samuel Guillaume manifestait le souci de respecter « l’équilibre contractuel initial, la loi des parties » (3).
Certes, la convention des parties demeure inchangée. Cependant, lors d’une fixation judiciaire, le loyer ne résulte plus de la convention des parties, mais de la décision du juge. A défaut d’accord des parties, le loyer sera fixé selon les critères légaux. Il n’est plus défini par le contrat, mais par la loi. Or, pour estimer le loyer, la loi précise que les charges exorbitantes imposent une déduction ou un abattement (I), quels que soient les prix pratiqués dans le voisinage (II).
– LES DÉDUCTIONS ET ABATTEMENTS
Conformément aux articles L.145-33 et R.145-2 et suivants du Code de commerce, la valeur locative dépend : des caractéristiques du local considéré, de la destination des lieux, des obligations respectives des parties, des facteurs locaux de commercialité, des prix couramment pratiqués dans le voisinage. En pratique, la synthèse de ces cinq éléments est réalisée en trois temps : On définit une surface pondérée qui prend en compte les caractéristiques du local (premier élément) au regard du commerce exploité (deuxième élément).
On recherche un prix « par unité de surface », ce qui inclut la prise en compte des deuxième, quatrième et cinquième éléments, puisque les prix couramment pratiqués dans le voisinage (cinquième élément) dépendent de la commercialité (quatrième élément) et du commerce exploité (deuxième élément). Enfin, on pratique des abattements ou des déductions pour tenir compte des obligations particulières mises à la charge du preneur (troisième élément) : c’est notre sujet.
Ainsi, après avoir multiplié la surface pondérée par un prix moyen, il convient de déduire le montant de l’impôt foncier s’il est payé par le locataire. Si le locataire supporte d’autres charges exorbitantes, tel le remboursement des assurances du propriétaire ou des frais et honoraires du gérant, on procédera à des déductions ou à des abattements forfaitaires. Le transfert des gros travaux justifiera généralement un abattement. La règle a été rappelée à propos d’un arrêt de la Cour de cassation du 1er février 2011 : la convention des parties ne doit pas être modifiée, et par conséquent les charges contractuelles, maintenues dans le bail renouvelé, ont une incidence parfois significative sur l’estimation du loyer de renouvellement (4).
C’est ainsi que la Cour de Paris vient de juger récemment, pour la fixation d’un loyer dans un centre commercial, que « l’impôt pèse en principe sur le bailleur et l’allégation que l’usage en centre commercial est de faire supporter par le preneur la charge de l’impôt foncier est inopérante, dès lors qu’un tel usage, à le supposer établi, ne peut contrevenir à une disposition claire de la loi » (5). La Cour confirmait un jugement du Juge des loyers commerciaux du Tribunal de grande instance d’Evry qui avait relevé, au visa de l’article R.145-8 du Code de commerce, que « l’impôt foncier incombe au propriétaire du local et doit venir en déduction de la valeur locative », ajoutant que « la circonstance que l’ensemble des autres locataires (du centre commercial) soient également tenus de payer l’impôt foncier ne permet pas d’écarter l’application de ce texte » (6).
La même motivation se retrouve dans d’autres décisions : « même si de nombreux baux commerciaux transfèrent la charge des impôts fonciers et des grosses réparations au preneur, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de charges anormales puisqu’elles incombent normalement au bailleur » (7). Effectivement, pour déterminer les obligations « incombant normalement au bailleur », il convient de se référer à la norme légale. Ce qui est normal ou anormal, ce qui permet de qualifier une charge d’exorbitante ou non, ne dépend pas des clauses du bail ou des baux-types des bailleurs, mais des règles légales.
L’impôt foncier pèse légalement sur le bailleur. Les gros travaux également. Les charges exorbitantes sont celles qui dérogent au droit commun. Les bailleurs, notamment en centres commerciaux, font valoir que la quasi-totalité des baux met maintenant l’impôt foncier à la charge des locataires et que ce serait désormais la nouvelle « norme ». Mais il n’est pas possible de suivre cette thèse puisqu’elle conduirait à l’abrogation pure et simple de l’article R.145-8. Si la définition de la norme était abandonnée aux bailleurs, par référence aux baux d’adhésion, il n’y aurait plus de charges exorbitantes. Toutes les charges pesant normalement sur les bailleurs, transférées aux preneurs, deviendraient « normales ».
Mais les bailleurs ajoutent qu’il faut comparer ce qui est comparable et que les prix pratiqués dans le voisinage, qui servent de référence, concernent des baux qui mettent également à la charge des locataires l’impôt foncier.
II – LES PRIX DU VOISINAGE
Les prix pratiqués dans le voisinage, qui servent de références pour estimer la valeur locative, doivent-ils être modulés en fonction de l’impôt foncier payé ou non par les locataires voisins ? Cela est impossible juridiquement (A) et ne parait d’ailleurs pas justifié économiquement (B).
A – L’APPROCHE JURIDIQUE
L’observation avait été faite par Madame le Professeur Françoise Auque (8). L’article R.145-7 du Code de commerce précise que les prix couramment pratiqués dans le voisinage doivent concerner des locaux équivalents « eu égard à l’ensemble des éléments mentionnés aux articles R.145-3 à R.145-6 ». L’article R.145-8, qui traite des obligations des parties et des charges exorbitantes, n’est pas visé par l’article R.145-7. Le texte ne permet donc pas de prendre en compte les charges des baux de référence.
Ainsi, les experts, lorsqu’ils fournissent les prix de référence, doivent préciser s’il s’agit de locaux comparables au regard de leurs caractéristiques propres (articles R.145-3 et R.145-4) du commerce autorisé (article R.145-5), des facteurs locaux de commercialité (article R.145-6), mais ils ne peuvent pas retoucher un prix de référence en considération des obligations respectives des parties, des charges exorbitantes, ni même des modalités selon lequel le prix antérieurement applicable a été originairement fixé, tous ces éléments étant définis à l’article R.145-8, exclu par l’article R.145-7.
Madame le Professeur Françoise Auque rappelait la règle de droit : « Tel bail, par exemple, met à la charge du preneur le remboursement de l’impôt foncier. Il ne sera plus possible, aujourd’hui, de refuser de tenir compte de cette charge exorbitante du droit commun, au motif que les éléments de référence comportent presque tous des charges identiques. L’impôt foncier, dont le montant est réglé par le preneur, devra venir systématiquement en déduction de la valeur locative » (9).
B – L’APPROCHE ÉCONOMIQUE
Est-il économiquement injustifié de pratiquer une déduction ou un abattement sur la valeur locative judiciairement estimée, au motif que le locataire paye l’impôt foncier, alors que les prix servant de référence concernent des locataires qui payent également l’impôt foncier ? Les bailleurs soutiennent que cela aboutirait à une double déduction, au motif que les prix du voisinage, dans les négociations, auraient déjà été réduits en raison de cette charge.
Cette affirmation n’est pas démontrée. La détermination du prix, sur le marché ou dans une négociation amiable, ne résulte pas d’un calcul arithmétique. La négociation est globale. Les parties se mettent d’accord sur un montant de loyer et l’on ne procède pas ensuite à une réduction en considération de l’impôt foncier. L’équilibre de la convention est global. Il serait artificiel de rechercher une logique économique pour procéder à une comparaison entre, d’une part, le calcul d’un loyer de renouvellement dans un cadre judiciaire, et d’autre part, la détermination d’un prix du voisinage lors d’une libre négociation.
Le cadre est différent. Les règles sont différentes. La déduction des charges exorbitantes n’obéit pas à une logique économique, mais juridique. C’est une question de justice contractuelle, de rééquilibrage des conventions. Si la convention des parties est libre, si toutes les charges peuvent être transférées au preneur, le législateur a estimé que, lors du renouvellement du bail, le loyer doit être d’autant plus modéré que les charges sont lourdes.
Ce n’est pas de l’économie ; c’est de l’équité. La valeur locative est estimée en considération des prix couramment pratiqués dans le voisinage. La déduction des charges exorbitantes est une mesure de justice qui corrige les contrats déséquilibrés.
Voir F. Auque, AJDI août 2007, p. 536 ; J.-R. Bouyeure et J.-D. Barbier, Le monde à part des centres commerciaux, Administrer juillet 2003, p. 21.r Cass. 3e civ. 12 octobre 1982, Bull. cass. 1982 III, n° 196, p. 46 ; Cass. 3e civ. 30 mai 1984, Gaz. Pal. 1985.1 panor. p. 19 ; Cass. 3e civ. 6 mars 1991, D. 1992, somm. p. 364, note L. Rozès ; Cass. 3e civ. 17 mai 2006, Gaz. Pal. du 16 décembre 2006 juris. p. 22, note J.-D. Barbier. S. Guillaume, Les charges exorbitantes et les clauses et conditions spécifiques, Gaz. Pal. des 21 et 22 octobre 2011, p. 18.rnt Cass. 3e civ. 1er février 2011, Gaz. Pal. des 1er et 2 juillet 2011, p. 19. CA Paris ch. 5-3, 30 novembre 2011, Uni commerces c/ Crédit Lyonnais, RG 08/0366. TGI Evry Loyers commerciaux, 11 décembre 2009, Crédit Lyonnais c/ Uni Commerces, RG 08/03166. TGI Toulouse, Loyers Commerciaux 13 septembre 2011, Besson Chaussures c/ Foncière et Financière Monceau, RG N° 09/02453. F. Auque, La partie réglementaire du Code de commerce, Revue de jurisprudence commerciale 2007, p. 271. F. Auque, loc. cit, p. 273.